Face N de l’Aiguille des Pèlerins : Voie Rebuffat-Terray

Face N de l’Aiguille des Pèlerins : Voie Rebuffat-Terray

En alpinisme, il y a des voies qui sont devenues des références par leur histoire, leur localisation, leur technicité ou leur esthétisme. La voie Rebuffat-Terray parcours les 550 m de la belle face Nord de l’Aiguille des Pèlerins. Comme pour sa voisine de droite (Beyond good and evil), grimper la « rébuf’ » signifie se tester, se situer dans l’histoire de l’alpinisme. Les facteurs météorologiques difficiles à réunir pour obtenir des bonnes conditions n’ont fait qu’amplifier le mythe. Il faut qu’il fasse froid, mais pas trop ; qu’il neige, mais sans vent ; qu’il fasse froid la nuit, mais pas le jour… Ainsi, quand par miracle, les 500 m de face sont recouverts d’un manteau blanc solidement attaché au rocher, il faut peu de temps aux alpinistes locaux pour grimper la ligne et faire tourner l’info des conditions. Cela ne dure que quelques jours par an, et pas tous les ans… Sous un élan de « maintenant ou jamais », il n’est pas rare d’observer 5/6 cordées par jour à l’image de l’automne 2021. Je prend conscience de la chance qu’on a eu de grimper la Rebuffat-Terray dans des conditions aussi parfaites que celles rencontrées en étant la seule cordée dans la voie (et même du secteur). Je ne peux que remercier nos prédécesseurs d’avoir gardé secrètes les infos sur les conditions qui cette année, ne semblent avoir été diffusées que dans les bars chamoniards après quelques pintes.

Avec un début d’hiver bien moisie où j’ai passé plus de temps à bronzer sur le caillou qu’à skier et taper du glaçon, le froid s’est enfin réinstallé en début janvier. Avec les machines des équipes jeunes alpinistes Isère on a pu reprendre les activités hivernales dans les Alpes du sud avec trois jours d’anthologie en cascade. Quel plaisir d’avoir pu grimper des belles lignes avec cette ambiance et cette cohésion de groupe toujours aussi unique. Le week-end suivant, on a pu concrétiser ce court début de saison en grimpant une belle intégrale (Caturgeas) de 600 m à la Grave. On s’est bien régalé à courir dans ce bel itinéraire à l’approche inégalable (original de s’encorder au chaud dans la voiture). La forme étant là, l’envie d’aller trainer les pioches en haute montagne commence à se faire sentir. Luca, un copain des équipes vient de faire la fameuse Rebuffat-Terray en conditions exceptionnels parait-il, l’objectif semble tout trouver. Après quelques interrogations sur le niveau technique et sur l’engagement (ça ne semble pas très protégeable cette neige collée…) je ne résiste pas à la tentation d’aller voir, quitte à faire demi-tour quand on ne le sens pas. Titou vient de passer les deux dernières semaines sur la glace et même s’il me partage son inquiétude il est très chaud lui aussi pour aller se mettre une mission. La classique préparation de course se met alors en marche : préparer le matos, lire le topo, acheter la bouffe, réserver la benne, relire le topo, appeler les copains, lire le BRA, fouiller Géoportail, être terrifié par le topo, fouiller camptocamp, fouiner internet, lire les récits etc etc etc… Cette tâche minutieuse s’accompagne généralement d’une délicieuse boule dans le ventre et d’une excitation incontrôlable. La veille de la course, pour combler cette surexcitation et cette impatience on s’offre un burger sale et gras dans la zone commerciale de Chambé. Mais on sent bien tous les deux qu’il n’y a que cette foutue face N qui pourra nous rassasier (bon ok on avait juste méga faim).

Le réveil sonne à 5h30 dans ma petite piaule étudiante au Bourget-du-Lac, ça nous semble bien tard car dans la plupart des récits qu’on a lu, les cordées passaient la rimaye à cette heure-ci… Gloups ! A ce moment je ne suis vraiment pas optimiste sur nos chances de sortir la voie avec la première benne. On tente de se motiver tout le trajet en écoutant SuperTramp, Dire Straits et pink floyd et on arrive à la capitale de l’alpinisme et de l’oseille dix minutes avant la première benne. On enfile vite les chaussures de skis et on met les peaux dans la queue avant d’embarquer avec les potentiels autres prétendants à la rébuf’.

Déjà à 2300m sans effort, c’est pas tous les jours!

 Finalement nous ne sommes que deux cordées à s’arrêter au plan de l’aiguille, les autres filent certainement vers la vallée blanche. Nos deux seuls compagnons partent vers le « fil à plomb », nous devrions donc être tous seuls, l’espoir renait ! L’approche est vite avalée si ce n’est qu’on se rend compte que l’une des fixes de Titou est cassée, et l’autre est mal réglée. En voulant prendre les skis les plus légers de son garage pour gagner le moindre gramme, le bougre risque de kiffer ses 2000m de D- en télémark dans une neige plus béton qu’à Bellevarde. Bravo le beau ! En se rapprochant de la face, les conditions semblent en effet parfaites. Du bas ça ne fait pas si peur, plus de doutes, on va aller voir. On s’équipe rapidement en passant par l’étape difficile du changement de chaussures mais aussi par l’étape réconfortante du thé trop sucrée. On passe la rimaye à 10h et on s’engage dans les premières pentes de neige dominées par l’imposant sérac. Les premières goulottes sont franchies en corde tendue dans une neige « couic » parfaite. Je me passerai bien de cet engagement supplémentaire mais la vitesse est notre seul moyen d’arriver au sommet à une heure raisonnable. Alors on avance consciencieusement et je laisse ces fameuses « micros-trac » sur chaque relais pour protéger Titou.

 On débouche sur une deuxième pente de neige qui nous conduit au pied du fameux dièdre. On le remonte en cinq longueurs exceptionnelles sur des superbes placages assez faciles à grimper mais par conséquence, assez improtégeable… Un seul passage de 10 m en mixte délicat sans aucune protection sera bien psychologique, pour le reste, on se gave comme rarement.

placages centraux

On arrive rapidement au pied des deux dernières longueurs, les longueurs clés. On s’autorise la première petite pause depuis quatre heures pour boire quelques gorgées et avaler une pâte de fruit. Je m’élance dans ce beau dièdre qui semble assez peu fournis en glace. Finalement, il y a pile ce qui faut pour progresser et se protéger sereinement. Avec l’ambiance, le gaz, et la sensation d’être au cœur du mythe j’arrive au relais avec une certaine euphorie. Titou me rejoint rapidement et s’extirpe de la dernière longueur grâce à de subtiles coincements de lames et quelques « fais gaffe ! ». Il atteint le col des pèlerins avec la tête au soleil et pousse le cri salvateur : « RELAI ! ». On l’a fait ! Cinq heures après avoir passé la rimaye, je réalise un rêve vieux de quand j’ai commencé l’alpinisme. Pour notre cordée, cette belle croix sonne comme une motivation supplémentaire pour continuer à rêver.

Dernière longueur

 Après quelques câlins et quelques cris, on se replonge vite vers la descente qui nous attend. Il est 15h20, et Cham c’est encore 2300m sous nos pieds. On reste concentré et on enchaine rapidement la douzaine de rappels qui nous ramène aux skis. Ceux-ci déroulent bien grâce aux très nombreux relais sur pitons et coinceurs en place. Après la deuxième transition douloureuse de la journée pour remettre les chaussures de skis, on se délecte des quelques virages de poudre devant le coucher de soleil. Il faut ensuite plonger dans le mordore de la forêt avec la nuit et la neige infâme pleine de caillasse. Légion d’honneur à Titou qui a avalé cette descente en télémark avec les sacs sur-lourds et les jambes cuites de la journée. Machine ! Pour l’anecdote, quand on a rejoint le parking vers 19h, je me suis étalé de tout mon être sur une plaque de verglas à cinquante mètres de la voiture. Comme quoi, il ne faut pas relâcher la concentration avant la toute toute fin…

Plus qu’à s’envoyer une pizza à 19 euros (et ouais mec cham c’est aussi la capitale de l’oseille on t’as dit !) et à rentrer dormir en écoutant SuperTramp, Dire Strait et Pink Floyd!

Petite réflexion sur la diffusion des conditions sur les réseaux :

J’utilise personnellement systématiquement les différents réseaux pour préparer mes sorties, surtout en hivernal, où il est plus complexe d’anticiper les conditions. Pour certaine course (comme la Rebuffat-Terray), j’avoue que je n’aurais pas pris le risque de tenter le coup si je n’avais pas eu un retour. Malgré ça, j’ai décidé de ne pas rentrer ma sortie tout de suite comme je le fais habituellement. En effet quand je grimpe des itinéraires sauvages ou peu fréquentées, un retour va peut-être permettre à quelques cordées d’en profiter. Sur de telles voies, comme Beyond ou la RT, l’enjeu ne me semble pas être le même. Avant que les conditions n’aient « fuitées » sur les réseaux, la voie était déjà parcourue par une à deux cordées par jour. Cela semble raisonnable pour l’ampleur et les risques objectifs de l’itinéraire.  Poster les conditions signifie participer (indirectement évidemment) à la surfréquentation et aux problèmes engendrés (dégradation de l’environnement, bouchons, chutes de glaçons/pierres, perte de l’esprit d’entraide entre cordées etc.). Je reste malgré tout mitigée car je pense que ce genre de voie mérite d’être aussi parcouru par des cordées n’habitant pas dans la vallée et ne jouissant pas forcément des messes-basses locales. Bref… le problème est complexe et le débat est lancé :).

Niels JENNEPIN


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